November…
… où l’on évolue dans un océan d’incertitudes, de changements et autres sujets d’angoisses (existentielles ?) à l’approche de la dernière ligne droite. Il y a bien sûr toujours un questionnement latent, inhérent à notre profession : définir selon notre expérience (qui nous enseigne à nous méfier de tout, surtout de nous-mêmes) la stratégie la plus pertinente à envisager dans nos dossiers « sensibles ». Mais pas que.
L’avocat moderne doit faire face à bien d’autres questionnements pour régler son compas professionnel sur la prochain tour de piste. L’IA (ou l’AI parce que bon nombre de solutions et de commentaires se déclinent en anglais) par exemple. 2025 a été l’année de la découverte et de l’apprentissage (en tous cas pour votre serviteur). 2026 ne sera vraisemblablement pas encore celle de la maturité. Aujourd’hui, l’offre de « solutions » for the law office double pratiquement chaque semaine. Difficile donc de trouver en un clic l’outil qui nous correspond.
Et la Justice dans tout ça ? Déjà que, dans notre landerneau, elle a de la peine à trouver une solution informatique ne serait-ce que basique… Tandis que d’autres pays en sont déjà à cadrer l’utilisation de l’AI dans les greffes ou l’examen de la recevabilité des preuves numériques. Mais le plus inquiétant est qu’on sent que, de plus en plus, les magistrats veulent décider en solo. L’avocat est perçu comme un empêcheur de juger en rond. Beaucoup de juges fuient le contradictoire, qui est pourtant l’essence de notre système judiciaire. Inquiétant. Comme le sont les guéguerres internes qui minent le Tribunal de notre Comté, pour s’inquiéter aussi d’une situation certes tout à fait locale… Bref, il y a de quoi gamberger, mais toujours en musique, en mode Lawyer State of Mind, un peu emprunté à Billy Joel.
Le 4…
…où, soyons lucides, Justitia 4.0, la grande révolution numérique de la justice helvétique, ce n’est pas encore pour demain ni même après-demain. On a déjà le zéro. Mais pour la suite ? Mystère. On attend, résigné.
Téléphone du greffe du MP : Merci de nous retourner l’accusé réception des preuves numériques que l’on vous a envoyé la semaine dernière.
–Euh, j’ai bien reçu un formulaire papier que je devais vous retourner pour avoir reçu la transcription de l’audition ET une vidéo. J’attends toujours la vidéo…
–Mais, on vous l’a envoyé via notre plateforme e-Justice sur votre adresse mail.
–Rien reçu, je vous assure…
Je vous passe les détails (vérification dans les spams, sur les éléments bloqués par le firewall, les autres mails du bureau, etc.)
Rien, nothing, que pouic !
–Bon, je ne sais pas ce qui se passe. Je peux voir qu’on vous l’a envoyé à la bonne adresse, mais je ne peux pas vérifier que vous l’avez bien reçu. On va faire simple, je vous envoie une clé USB.
Voilà…
Justice en déroute, on s’en fout ! On a le wi-fi !
Le 5…
…où, une fois n’est pas coutume, on se prépare à deux jours d’audience de prud’hommes dans deux affaires totalement différentes.
Pourtant, elles ont un point commun qui interpelle.
Cette question témoigne-t-elle d’une dérive de la juridiction prud’homale ? Peut‑être… Ce lent dérapage votre serviteur le ressent déjà depuis quelques temps, dans d’autres procédures prud’homales, que ce soit à la défense de l’employeur ou de l’employé.
Les prud’hommes se veulent une juridiction simple et rapide.
Tuons tout de suite le suspense. Rapide : en tout cas pas. Cette qualité est un leurre. Mais il n’est pas exclusif aux Prud’hommes. Il s’agit d’un phénomène généralisé. Dame Justice déroule lentement. On ne peut pas trop lui en vouloir, parce qu’elle manque singulièrement de moyens. Mais aussi, chaque jugement ne doit pas forcément être le copier‑coller des 20 dernières années de jurisprudence du Tribunal fédéral. La simplicité n’exclut pas la pertinence.
Et donc, simple, elle ne l’est pas non plus. Il n’y a qu’à voir le nombre d’arrêts, d’ouvrages, de séminaires consacrés au sujet, pour se convaincre qu’il s’agit d’un terrain dans lequel on ne s’aventure pas les yeux fermés.
Non, le point commun se situe surtout dans la cristallisation des positions. Au final, on se retrouve devant cette autorité civile comme devant un procès pénal. On ne se bat plus avec le code du travail en main, mais avec l’excuse de l’obligation d’alléguer les faits juridiquement pertinents pour s’autoriser à faire des déballements factuels pléthoriques qui se muent en véritables actes d’accusation.. C’est un peu la faute à notre Haute Cour qui ne cesse de rappeler dans sa jurisprudence que n’importe quel fait anodin sur lequel le plaideur veut s’appuyer pour obtenir gain de cause doit être scrupuleusement détaillé. Et donc, il y a ceux qui croient que quantité rime avec qualité.
Le parallèle avec la justice pénale ne s’arrête fait pas là. Il se retrouve aussi dans le ton. La partie qui veut masquer ses carences, ses erreurs, voire sa mauvaise foi, et les deux procédures qui vont m’occuper en sont presque des cas d’école, se mue en véritable procureur pour stigmatiser l’autre partie. Pour essayer de la déconsidérer humainement parlant aux yeux du juge, pensant ainsi obtenir un avantage salvateur.
La réponse adéquate et pertinente à ces coups bas n’est pas forcément évidente à formuler. Il faut d’abord éviter de donner l’impression au tribunal que l’on se met au niveau de l’adversaire pour se retrouver dans un carré de sable où chacun se bat pelle et seau à la main.
Même si les juges ne ressentent pas la nécessité qu’on le leur rappelle, dans un tel contexte, la plaidoirie peut aussi constituer un acte de résistance contre les certitudes faciles distillés par la partie adverse, ou des préjugés ne reposant que sur la propre moralité de ceux qui les énoncent, et donc que ces écritures pléthoriques et inutiles n’ont d’autre but que de contaminer l’esprit des juges.
Le 11…
… où l’on croise à nouveau cette définition merveilleuse : la Justice est une erreur millénaire qui veut que l’on a donné à une administration le nom d’une vertu.
Quand on a compris ça, tout s’explique.
Le 14…
…où l’on se sent tout de même un peu rassuré, au cas où l’on aurait des doutes ou des attentes concernant le système judiciaire mis en place par Dame Helvétie.
C’est un jour de formation, et le sujet de la conférence à suivre est l’entraide judiciaire internationale en matière pénale.
Pour les non‑initiés, l’EIMP pour les initiés constitue une niche dans le droit pénal. La présomption d’innocence n’y a pas droit au chapitre et pour couronner le tout, histoire de garder bonne conscience, nos braves juges à croix blanche ferment les yeux sur à peu près tout ce qui fait que le procès pénal permet de défendre le justiciable.
En bref, une autorité étrangère sollicite ses homologues suisses, souvent représentées par le Ministère public de la Confédération, pour effectuer des opérations de procédure soi‑disant utiles à leur enquête ou au procès en cours dans le pays en question.. une perquisition, la communication de documents bancaires, ce genre de choses.
A moins que l’État requérant ne soit clairement au ban de la communauté internationale, on ne se pose pas beaucoup plus de questions sur nos monts. Présentation d’innocence, on l’a dit, licéité de la poursuite, bien fondé des arguments présentés, exit que tout cela. Nous transmettons un œil fermé, l’autre sur l’apéro, les informations à l’Etat requérant. Le « pauvre » justiciable n’a, il est vrai, pas un mot à dire, ou si peu. Pauvre est une image, car en fait, de pauvreté les dits justiciables ne le sont pas. C’est vrai, pourquoi s’embêter à poursuivre des gens qui n’ont pas le sou ? Mais qu’importe que tout cela. La loi a été ainsi faite que l’on n’ait pas à s’interroger sur le fait de savoir si la personne visé est réellement le « sale type » que l’on prétend.
Son avocat se voit généralement signifier que, bon, bref, tout ça, vous vous défendrez dans votre pays et vous laverez votre linge sale en famille. Ce ne sont pas nos oignons. Nous sommes là simplement pour transmettre et faire plaisir à la communauté internationale, afin de montrer que nous ne sommes pas les blanchisseurs en série que tout le monde pense.
Et donc, on insiste plein d’espoir à cette conférence prometteuse. Pas longtemps.
D’emblée, l’orateur nous douche froidement : je ne vais pas vous mentir, il existe des voies de droit, mais dans la pratique, les chances de succès tendent quasiment vers le zéro absolu. Comme si on ne le savait pas. Mais, bon, on se disait que peut‑être nous allions enfin avoir des informations et des conseils qui nous guideraient un tant soit peu vers la lumière.
Et de nous asséner en guise de conclusion que, pour cette année 2025 – nous sommes en novembre, rappelons‑le – le Tribunal fédéral a rejeté jusqu’ici 100 % des recours. Enfin, quand on dit « rejeter », c’est pour les veinards qui ont passé le seuil de la recevabilité, parce que, en général, le verdict majoritaire est plutôt celui de l’irrecevabilité, les voies de droit prévues pour ce type d’exercice étant, comme on nous le rappelle gentiment, extrêmement restrictives.
Pour adoucir cette vérité statistique, on nous encourage à faire preuve de créativité plutôt que de marcher dans les traces de nos prédécesseurs qui se sont cassés les dents sur les marches de Montbenon.
Créativité pourquoi pas, d’autant qu’elle doit être une sorte d’ADN secondaire pour l’avocat du IIIème millénaire, car votre serviteur pense sincèrement que c’est le seul état d’esprit qui permette d’avancer de manière cohérente dans l’environnement actuel de la Justice.
Cela dit, je vois difficilement comment la créativité pourrait être d’une quelconque utilité devant une volonté politique et judiciaire marquée de ne pas entrer en matière sur un sujet qui, pour bon nombre de dossiers, pourrait se révéler être une boîte de Pandore.



