Mars…

… où ça repart, comme disait la pub. Enfin, on y croit. Un peu, car, l’Histoire commande une certaine prudence jusqu’au 15 mars. Fol celui qui l’ignore ! Chaque année, même scénario, l’âge sans doute, on se refait le même film début Mars. Non pas que l’on soit en délicatesse avec les Dieux, mais restons prudents. Les Ide de Mars, ce n’est pas rien. César a ignoré TOUS les signes avant-coureurs qui auraient dû le dissuader d’aller rencontrer son destin ce matin-là, destin funeste et définitif pour le grand conquérant, sous les traits de son fils propre Brutus (tu quoque mi fili) et de quelques autres sénateurs pas trop bien intentionnés.
Dans le Barreau, on est souvent un brin superstitieux. A raison, il faut être lucides. La chose judiciaire est suffisamment improbable pour que l’on soit tenter d’interpréter certains signes, anodins ou non, observés alentours. Après… Vaya con Dios. Selon nos expériences précédentes, dans un coin de notre cerveau reptilien résident des bribes d’augures, tantôt encourageantes, tantôt désespérantes. Notre profession est faite d’incertitudes, elles peuvent être redoutables. Entre clients imprévisibles et juges aux décisions parfois… surprenantes disons (et pas parce qu’elles nous donnent tort), chacun appréhende à sa façon ces présages plus ou moins identifiés. César a négligé le songe de Calpurnia, son épouse, la nuit précédent sa venue au Sénat. Il n’a pas interprété comme funeste le passage de la comète observé quelques nuits auparavant. Pourtant, elle avait la forme d’un javelot. Son informateur lui glisse dans la main un billet avec le nom des conspirateurs, juste avant de franchir l’entrée dans l’hémicycle, et… il y va quand même, persuadé d’être tellement Lui, qu’il ne craint rien. Fatale erreur. Bref, César ou pas, il faut toujours rester sur ses gardes, on The Road to Hell.
Le 5…

… où l’on se déplace en terres calvinistes, pour l’audition des parties dans une procédure civile qui dure depuis des années et a déjà coûté la vie à une forêt amazonienne, vu les kilos de papiers transcrivant les écritures judiciaires, et surtout les bordereaux de pièces.

Il n’y a pas si longtemps, le déplacement se serait fait avec l’aide d’un assistant, absolument nécessaire pour se coltine tout le dossier. Si on peut éviter d’arriver sur les marches du Tribunal épuisé et en nage…

Maintenant, depuis que Saint Yves a inventé la numérisation avec l’OCR, aka la reconnaissance du texte d’un pdf, on voyage beaucoup plus léger. Pour ceux qui le veulent en tous cas. Car, manifestement, le cher Confrère intervenant à la défense de l’adverse partie, préfère toujours jongler avec les classeurs contenants les écritures et les pièces qui vont servir de socle à l’interrogatoire de Madame la Juge.

Elle virevolte en effet de la pièce 27, bordereau demandeur à 86, défendeurs, pour revenir à la 148, dont on ne sait tout à coup plus qui l’a produite (heureusement, il n’y en a qu’une avec la cote 148). L’exercice n’est pas non plus de tout repos dans un dossier numérique, mais, au moins, toute l’énergie est concentrée sur l’écran du laptop, au lieu de s’éparpiller dans les classeurs empilés devant soi, ce qui permet de garder une oreille sur le discours de la magistrate, permettant ainsi de mieux suivre son cheminement de pensée. Forcément, elle ne nous a pas communiquée à l’avance ses questions ni le numéro des pièces qui retiennent son attention. C’est de bonne guerre. Mais, avec ces documents soigneusement imprimés et posés devant elle, l’audition connaît des moments d’accélération du pouls pour les parties assises en face d’elle.

L’exercice n’en reste pas moins risqué. Un problème technique et adieu veau, vache, cochon, dossier. Donc, dossier numérique et mine fraîche certes. Mais, dans une fourre au fond du baise-en-ville de l’avocat itinérant, il y a quelques pièces essentielles. Au cas où…

Le 6…

… où l’on revient sur notre sur le Saint Patron des baveux, évoqué hier. Qui était-il et pourquoi a-t-il connu cet heureux destin ?

Yves de Tréguier, breton comme son nom l’indique, était un juge ecclésiastique du XIIIe siècle. On le considère comme le symbole de l’intégrité, de la défense des démunis et l’équilibre entre la lettre du droit et l’esprit de justice.

Né le 17 octobre 1253 au manoir de Ker Martin, près de Tréguier, dans l’actuelle région des Côtes d’Armor en Bretagne, il était bien sûr issu d’une famille noble. A cette époque-là, pas moyen de s’élever de la fange autrement qu’à la pointe de l’épée. Son parcours académique fut remarquable pour l’époque, forgant les bases de sa future carrière juridique. Il entreprit d’abord des études à l’Université de Paris à partir de 1267, avant de se tourner vers le droit à Orléans de 1277 à 1279. Comme c’était souvent le cas à l’époque, les études mélangeant le droit séculier au droit canon (celui de l’Église).

Dans les fonctions qu’il pris à son retour sur les Côtes d’Armor, le brave Yves se distingua par une approche de la justice remarquablement proche des justiciables pour l’époque, où les différences de classe n’étaient pas un vain mot. Contrairement à l’image souvent austère de la justice ecclésiastique médiévale, sa pratique consistait à chercher l’accord des parties, même (et surtout) si elles étaient pauvres.

D’aucuns prétendent que c’est de là que vient l’expression de l’avocat de la veuve et de l’orphelin.

La renommée du juge breton acquit rapidement une véritable dimension européenne, dépassant les frontières de la Bretagne pour influencer la conception même de l’idéal juridique dans toute l’Europe. Sa double compétence de juge et d’avocat en faisait un modèle particulièrement pertinent pour les professions juridiques. Par son respect du droit et de la justice, Saint-Yves était en effet capable d’exercer la profession de juge et celle d’avocat en même temps, réconciliant ainsi deux aspects de la pratique juridique, souvent perçus comme antagonistes.

De la canonisation à la nomination en tant que Saint Patron, il n’y a donc eu qu’un pas.

Cela a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Plus qu’on ne pourrait le penser.

L’héritage de Saint-Yves dépasse le cadre strictement religieux pour interpeller les juristes contemporains sur leurs pratiques. La proximité qu’il entretenait avec les justiciables doit demeurer celle des avocats, car il permet d’éprouver la justesse des demandes, et donc d’amener chacun à plus de raison vers une solution pacifique de règlement du litige. À l’heure où la justice (surtout civile) est de plus en plus déshumanisée, il nous invite à renouer avec une conception plus humaine du droit, même avec l’aide de l’intelligence artificielle, ce n’est pas antinomique.

A méditer donc.

Le 11…

… où à l’occasion d’une discussion entre chefs d’entreprise, où s’enchaînent divers sujets avec comme point de départ la haute horlogerie, puis le marketing, pour finir – inévitablement serait-on tenté de dire – avec la guerre en Ukraine, tombe cette petite phrase qui va déclencher le fil de réflexions qui va suivre.

Avec l’enlisement du conflit, on peut affirmer que Poutine n’a pas lu L’Art de la Guerre… Et, vous, les avocats, ça vous parle la stratégie ou c’est juste le timesheet qui vous titille ?

Bonne question. La réponse qui suit est un tantinet plus longue que l’originale qui fut donnée par oral, mais elle est plus complète aussi.

Commençons déjà par Poutine. Certes, cet affreux conflit est un échec cuisant pour lui, quoiqu’il en dise, car son opération n’a plus rien de spéciale aujourd’hui. Par contre, quand il a envahit la Crimée en 2014, là, il a appliqué à la lettre la stratégie de Sun Tzu, ce général chinois qui a écrit L’art de la Guerre… au VIème siècle AVANT JC ! Vaincre sans combattre.

En effet, appliquant à la lettre les conseils du vieux stratège, ses troupes ont envahi la Crimée au vu et au su de toute la population qui croyait voir défiler ses propres soldats. Les lieux stratégiques ont été mis sous contrôle sans presqu’aucun coup de feu et le soir, l’essentiel des troupes russes étaient de retour dans leurs casernes. Ni vu ni connu !

Mais, pour revenir, à la stratégie de l’avocat – qui n’a pas à l’esprit que la facturation – les aphorismes de Sun Tzu sont aisément transposables.

Démonstration en quelques points.

Commençons justement par le pivot de toute la pensée de Sun Tzu : la victoire sans combat. C’est l’essence de tout.

Le meilleur savoir-faire n’est pas de gagner cent victoires dans cent batailles, mais plutôt de vaincre l’ennemi sans combattre.

Après des années de pratique, à se frotter à des tribunaux imprévisibles, des parties adverses qui pensent avoir gagné la partie, même quand la balance économique du procès est en leur défaveur, des clients qui escomptent que leur avocat gagne en quelques jours un conflit larvé depuis des années, on commence à discerner l’excellence du conseil aguerri dans l’art de la guerre juridique. L’objectif consiste justement à ne pas la faire et à amener l’adversaire sur son terrain, sans en avoir l’air. Rien que ça ! Mais diablement pertinent hier comme aujourd’hui.

Cette approche était dictée par une vision économique, visant à éviter l’usage ultime des armes, considérant que la guerre ruinait l’économie de l’empire. Il n’en va pas autrement aujourd’hui sur le terrain procédural, surtout en matière civile, où les nouvelles règles désincarnent complètement l’essence même du litige.

Un procès, avec ses coûts financiers et émotionnels élevés, ses issues presque toujours incertaines et ses potentiels dommages collatéraux, devrait être considéré comme un dernier recours. Comme l’observe Sun Tzu, la guerre n’est à déclencher qu’en dernier recours.

Le 12…

… où l’on poursuit notre dissertation sur l’art de la guerre juridique avec cet autre axe de réflexion pour Sun Tzu : la connaissance comme fondement stratégique.

L’une des notions fondamentales de L’Art de la Guerre’ est la connaissance de soi et de l’ennemi ». Pour un avocat, cela se traduit par une compréhension approfondie de son dossier, des forces et faiblesses de ses arguments, mais aussi de la position et des stratégies potentielles de la partie adverse. Il ne faut jamais négliger l’adversaire et ses potentialités de vous faire des misères.

Cette connaissance s’étend également à l’étude du « terrain ». Dans le contexte juridique, c’est la maîtrise du cadre légal applicable, des précédents jurisprudentiels et des particularités du tribunal saisi, y compris de ses juges, s’il est possible de les identifier à l’avance .

Cette préparation minutieuse est un élément fondamental : Tout le succès d’une opération réside dans sa préparation. Pour l’avocat, cela implique un travail d’analyse approfondi, la constitution d’un dossier aussi solide que possible, une possible anticipation des arguments que l’on va nous opposer et, dès lors, l’esquisse de contre-arguments pertinents.

Vaste programme, surtout que, souvent, on est pris par le temps et que le respect impératif d’un délai ne nous laisse pas toute la latitude nécessaire pour organiser son dossier en prévision de la suite. L’avocat, c’est la défense. La défense, c’est souvent l’urgence et faire ce qu’on peut avec ce qu’on a. Car, souvent l’avocat prend le train du client en marche. Et la client n’a rien vu venir…

Le 13…

… où quand, comme c’est souvent le cas, on est consulté quand la guerre est déjà déclaré, mais on peut continuer à appliquer les préceptes de Sun Tzu, pour qui l’adaptabilité et la flexibilité étaient stratégiques.

Ne répétez pas les mêmes tactiques victorieuses, mais adaptez-vous aux circonstances chaque fois particulières. Chaque affaire est unique. On doit donc adapter sa démarche aux spécificités du dossier, à la personnalité du client, à la nature de la partie adverse et aux particularités du contexte juridictionnel.

Cette flexibilité est essentielle face aux péripéties particulières d’une affaire. Selon Sun Tzu, la victoire est atteinte par la capacité d’adapter sa stratégie en fonction des circonstances, tout en maintenant un objectif clair.

Hors procédure, on doit être capable de pivoter rapidement face à de nouveaux éléments ou arguments, tout en ne perdant pas de vue l’objectif initial, s’il peut être maintenu bien sûr, en fonction des données nouvelles.

C’est plus difficile quand, bon gré mal gré on se retrouve en procédure, surtout civile, où la le rythme de la troupe en marche est dicté par des règles contraignantes, sans compter les preuves inconnues apportées fièrement par la partie adverse, ou les changements de jurisprudence qui modifie tout à coup la configuration du champ de bataille.

Et ne parlons pas des changements imposés et précipités de fusil d’épaule lors d’audiences face à un témoignage inattendu…

Flexible, donc. Avec une certaine dose de résilience, pour pouvoir rebondir…

Le 14…

… où, poursuivant nos théories sur les détours de l’art de la guerre juridique, sous la haute direction d’un général chinois plus que séculaire, il est maintenant question de subtilité.

Portrait du chinois Sun Tzu, théoricien de L’art de la Guerre, 4ème siècle avant J.C.

Il est d’une importance suprême dans la guerre d’attaquer la stratégie de l’ennemi. Attaquez le plan de l’adversaire au moment où il naît. Puis rompez ses alliances. Puis attaquez son armée.

Cette approche progressive et indirecte peut trouver écho dans un dossier où plutôt que d’ouvrir immédiatement action en Justice comme on dit, on essaiera plutôt de déstabiliser les fondements de l’argumentation adverse, plutôt que de se battre pied à pied sur chaque point contentieux.

Plutôt que le fond, on visera d’abord la forme. Les fameuses questions préjudicielles, compétences du juge, prescription, exception d’irrecevabilité. Donc, on va déplacer le terrain juridique sur lequel l’adversaire croyait évoluer sereinement. Sun Tzu prônait de contourner les points forts de l’adversaire pour exploiter ses faiblesses. L’idée est séduisante. En droit pénal, c’est la défense de procédure, devenu aujourd’hui l’arbitre des gros dossiers. Elle demande beaucoup d’expérience, mais sa mise en œuvre est passionnante.

Le 15…

… où le week-end ne sera pas de trop pour faire le tour du subtil Art de la Guerre Juridique au XXIème siècle.

Abordons maintenant le sujet de l’importance de la communication et de la psychologie.

Il ne faut pas viser les soldats et les places fortes de l’ennemi, mais son esprit, préconisait Sun Tzu. Comme dit un de mes éminents Confrère, encore faut-il qu’il y ait au moins un esprit en face… Ce n’est pas toujours le cas et ça complique les choses pour tout le monde. Notre client, le Tribunal, etc.

Cette dimension psychologique s’exprime dans l’art oratoire de l’avocat, ses écritures aussi (et surtout), car l’art de la persuasion constitue une compétence fondamentale dans notre métier, même si la tradition orale à tendance à se perdre.

La maîtrise de la communication devient alors un outil stratégique essentiel. Elle s’exprime à travers la clarté des écritures, la force des arguments en plaidoirie, qui permettront de poser un récit cohérent et convaincant qui donne sens aux faits et au droit.

Le 16…

…où il est temps maintenant de conclure notre petit tour d’horizon avec les limites de l’analogie militaire dans le contexte juridique

Si les parallèles sont nombreux, et instructifs, il faut en discerner les frontières quand elles s’imposent dans un dossier et mettent un frein à nos velléités d’endosser la vareuse de Napoléon. Le droit, ce n’est pas la guerre !

Contrairement à elle, le système juridique est conçu pour servir un idéal de paix sociale et non simplement pour déterminer qui a gagné. Les règles déontologiques de la profession d’avocat sont strictes. Elles limitent fortement l’utilisation de la duperie ou la ruse, au travers des espions par exemple, des instruments essentiels pour Sun Tzu.

Tout au plus dans notre Landerneau peut-on prêter une oreille attentive aux propos de couloirs, de comptoirs ou autres, pour apprendre des « choses » sur l’adversaire. Mais, ces choses seront guère transposables devant un Tribunal.

Cela dit, les petites réflexions guidées de ces derniers jours offrent un angle possible de réflexion sur le champ de bataille juridique pour élaborer au cas par cas des approches stratégiques originales et efficaces. De la préférence pour la victoire sans combat à l’importance de la connaissance et de la préparation, en passant par la flexibilité tactique et la stratégie indirecte, ces enseignements millénaires trouvent écho dans notre pratique contemporaine, probablement parce que la « matière légale » obéit aussi à une logique venue de la nuit des temps. Le droit moderne et la procédure ne sont que le fruit d’une lente évolution.

En fin de compte, c’est peut-être dans cette capacité à allier la rigueur du fond juridique à la créativité stratégique de la forme que réside la concrétisation de cet art subtil qu’est celui de la bataille juridique, un art qui, comme Sun Tzu, devrait chercher idéalement à résoudre les conflits de la manière la plus efficace et la moins dommageable possible pour son client.

Le 20…

… où, au travers de notre revue de jurisprudence (presque) quotidienne, on tombe sur ces 9 mots qui concluent un arrêt du TF et qui scellent l’envoi aux Hadès jurisprudentielles du recours d’un malheureux mandataire qui, manifestement, ne connaît pas Sun Tzu !

Appellatoire pour l’essentiel et sans pertinence pour le reste

Les mots peuvent être d’une violence inouïe pour qui sait les comprendre.