État d’urgence et pleins pouvoirs

11/17/2015 § 1 commentaire

L’information a rapidement été relayée par tous les médias français, vendredi 13 au soir, et ce n’était pas une mauvaise plaisanterie. À la suite de la vague d’attentats perpétrée à Paris, le Président François Hollande a décrété l’état d’urgence sur tout le territoire français, afin de pouvoir gérer la situation. Cette pratique n’est pas exceptionnelle. Elle est connue dans les États constitutionnels démocratiques.
La décision du Président Hollande n’a, pour une fois, pas suscité de polémique. Elle a même été considérée par tous les observateurs comme une évidence face à une situation exceptionnelle. Elle est cependant lourde de conséquences dans un État de droit. Tout le monde l’a bien compris, elle n’intervient qu’en situation de crise grave (guerre, émeute, grève générale, etc.). Les actes terroristes à grande échelle commis contre la Ville Lumière et ses habitants ont donc été assimilés à des troubles susceptibles de mettre en péril l’équilibre du pays.
La France, pays des Droits de l’Homme, donne au Président de la République cette compétence. Un seul homme dispose donc du pouvoir absolu (les pleins pouvoirs) de prendre des décisions qui ne s’appuient sur aucune base légale.
Qu’en est-il en dans notre brave Confédération ?
Le premier constat est que le pouvoir n’est pas détenu par un Président, comme chacun le sait, mais par le Peuple (enfin, à ce qu’il paraît), via le Conseil fédéral. Par contre, comme chez nos voisins, le processus législatif est assez long, pour ne pas dire interminable. Dès lors, en cas d’« attaques », il n’est pas possible d’attendre qu’une Commission législative soit formée, qu’elle recueille les propositions des différents partis, qu’un projet soit mis en circulation, discuté, approuvé, et soumis au vote pour faire face à une situation exceptionnelle ! La collectivité, menacée par des dangers venus de l’extérieur et/ou de l’intérieur ne peut donc patienter, sans s’exposer à ne devenir plus qu’un champ de ruines. Les pleins pouvoirs permettent donc de pallier aux « inconvénients » de la démocratie en octroyant au gouvernement la compétence de prendre des mesures immédiates, en marge de toute base légale, ou, justement, de pallier à l’absence de base légale en édictant des ordonnances d’urgence. En clair, cela signifie que l’on met la Constitution de côté, puisque le processus législatif qu’elle a instauré n’a plus cours. Pourtant, les nouvelles règles légales édictées en vertu des pleins pouvoirs ont également rang constitutionnel, puisqu’elles s’appliquent à tout le monde, sur tout le territoire de la Confédération et sans discussion s’il vous plaît ! Donc, pas besoin de vous faire un dessin. De telles mesures mettent en péril le fondement même de la démocratie si les pleins pouvoirs sont galvaudés par une bande de politiciens peu inspirés.
Dans notre pays, rares sont ceux qui se rappellent encore quand l’état d’urgence a été prononcé pour la dernière fois. C’était en 1939, on s’en doute, à l’occasion de la 2e Guerre Mondiale, où les pleins pouvoirs ont été accordés au Conseil fédéral. Le 30 août, un arrêté fédéral sur les « mesures propres à assurer la sécurité du pays et le maintien de la neutralité » lui a donné des pouvoirs extraordinaires qui auraient donc normalement relevé de la compétence du Parlement. En outre, l’argent étant le nerf de la guerre, même si l’on est neutre et que l’ennemi pourrait venir de l’intérieur, l’arrêté a également accordé des crédits illimités. Le Conseil fédéral était simplement tenu de présenter à l’Assemblée fédérale, lors des sessions semestrielles de juin et de décembre, un rapport sur les mesures prises et l’Assemblée avait la compétence de décider si ces mesures devaient être maintenues, ce qu’elle a fait régulièrement sans barguigner. Quelques vestiges de nos traditions politiques helvétiques subsistaient tout de même dans cette cohorte de mesures, le Conseil fédéral ne décidait pas seul. Il était appuyé par des commissions parlementaires permanentes, dont les membres étaient issus des 2 Chambres fédérales.
Saviez-vous que l’impôt fédéral direct a été décidé dans le cadre de ces mesures ? En effet, fort du pragmatisme helvétique bien connu, le Conseil fédéral interpréta largement les pleins pouvoirs qui lui avaient été octroyés et s’en servit pour édicter toutes sortes de mesures. Toutes les bonnes choses ont cependant une fin. En 1949, les conservateurs vaudois, autrefois appelé la Ligue vaudoise, déposèrent une initiative populaire pour le « retour à la démocratie directe ». Il fallut cependant attendre 1952 pour que les derniers décrets pris en application des pleins pouvoirs soient enfin abrogés. Mais pas l’impôt fédéral direct, on le sait. La sécurité est une chose, les cordons de la bourse, une autre.
À l’époque, plusieurs personnes venues des cercles académiques considéraient néanmoins que le régime du droit de nécessité était illégal, puisqu’il ne reposait pas sur la Constitution votée par le peuple. Certains proposèrent alors d’introduire un article constitutionnel prévoyant justement ce cas de figure. Le débat resta sans suite, comme on le sait. Notre Constitution ne contient toujours pas de dispositions permettant de décréter l’état d’urgence sur tout le territoire de la Confédération. Pourtant, si tel devait être le cas, cette pratique ne serait toujours pas illégale, puisqu’il y a eu des précédents (également lors de la première Guerre Mondiale, de la guerre franco-allemande de 1870, des guerres entre la Prusse et l’Autriche en 1868, de la guerre d’indépendance italienne contre l’Autriche en 1859, etc.). En outre, comme chacun sait, tout ce qui n’est pas interdit est permis et, pour l’instant, rien n’interdit à nos 7 Conseillers fédéraux, à la sagesse autoproclamée, de prendre les mesures qu’ils estiment nécessaire si nos monts où le soleil se lève étaient menacés concrètement par des intégristes considérant que le chocolat et les coucous sont le summum de l’abomination et de la perversion.

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§ Une réponse à État d’urgence et pleins pouvoirs

  • Le Tigre dit :

    Oui, c’était une très mauvaise plaisanterie, faite des deux côtés par des plaisantins irresponsables. Et savoir que cela pourrait exister aussi chez nous des deux côté n’est pas fait pour calme mon tempérament rebelle au manque de bon sens.

    Ceux-là mêmes qui tuent au non d’un Dieu improvisé vengeur dans leur tête se verraient donc eux-mêmes tués par d’autres dont le Dieu est la République, la laïcité, l’égalité ou la Fraternité qui leur vend des armes.

    Nous vivons dans un monde absurde de bêtise et d’inconscience. Des milliers d’autres formes de terrorisme bien plus létales existent dans ces lois ou règles qui nous ont été imposées par nos gouvernements et tuant à petit feu beaucoup plus de personnes de manière bien plus cruelle encore, car leur imposant une torture quotidienne.

    Mais cela, personne ne s’en inquiétera jamais et surtout pas ceux qui les ont créées.

    Merci pour votre blog, qui n’est pas qu’un amusement quotidien salutaire, mais aussi une leçon de droit pour ceux qui sont de la branche ou une leçon d’histoire pour ceux qui ont perdu la mémoire et d’un intérêt certain pour les personnes lambda dont je suis.

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